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Raoul Vaneigem parle de l'amour. Interview: Ilias Marmaras

IM:L’amour a beaucoup de difficulté à exister dans une vie dominée par la quête de la subsistance. Dès lors l’amour peut-il fournir une réponse à cette question qui concerne la base d’une conscience collective et sociale? C’est-à-dire, finalement, l’amour n’est-il pas qu’une demande politique?

RV: L’amour est une passion existentielle inséparable des liens sociaux qui l’enserrent. Il est le terrain d’une lutte entre la vie aspirant à sa plénitude et la survie, qui est la vie économisée, réduite à la quête angoissée de la subsistance et du profit. La politique a été longtemps le produit de l’idéologie, ce système d’idées séparées de la vie qui a justifié à la fois toutes les oppressions et toutes les impostures de l’émancipation.

Depuis le triomphe du consumérisme, les idéologies ont perdu leur substance et s’apparentent à des dépliants publicitaires dont les campagnes promotionnelles de supermarché offrent l’exemple. La pratique politique n’est plus qu’un clientélisme où les élus tirent leur pouvoir de l’imbécile assentiment des électeurs. En revanche, si l’on restitue au mot politique son sens originel - l’art de gérer la cité -, alors, oui, l’expérience amoureuse, en tant que dialectique des désirs, a une incidence politique.

IM: Il paraît aujourd’hui qu’un des objectifs de la vie sociale est la redéfinition de l’amour. Il semble que l’idée de l’amour aille bien au-delà des limites du couple. Les formations politiques actuelles doivent êtres considérés, non seulement dans la perspective du changement économique et de la productivité, mais elles doivent aussi réinventer la joie dans la vie politique, qui permet la réalisation des objectifs à l’intérieur, comme aussi en dehors du sujet politique-individu. De quelle manière, l’amour peut-il alors réapparaître dans la scène si sèche et déshydratée de la politique?

RV: Aucune politique n’a de sens si elle ne prend pas conscience de la mutation de civilisation à laquelle nous assistons. Jamais les responsables politiques n’ont fait preuve d’autant de cynisme et d’absurdité en légiférant sans soupçonner dans quel marasme social et existentiel se débattent ceux qu’ils prétendent gouverner. Il n’y aura pas de renouveau politique tant que la priorité ne sera pas accordée au conflit existentiel qui, dans la vie quotidienne des individus, oppose d’une part l’élan de vie, la générosité humaine des désirs, l’aspiration au bonheur et, d’autre part, les impératifs d’une économie qui dénature la terre, déshumanise les hommes, incite au fatalisme et aux comportements suicidaires et vulgarise dans l’indifférence une barbarie en passe de devenir ordinaire.

J’ai voulu dans De l’amour, éclairer le processus qui, chez les amants comme dans la société, change inopinément l’amour en haine. Il existe un trait fondamental commun entre un couple amoureux, se précipitant soudain dans le mépris de soi et la haine de l’autre, et la façon dont le peuple allemand est passé, en une décennie, des lumières de la liberté à la barbarie de l’obscurantisme nazi. Pour cesser d’obéir au réflexe de pouvoir et de prédation qu’entretient la hiérarchie des militants et des démagogues, la politique a tout intérêt à s’inspirer de cette solidarité qui, dans l’expérience de l’amour et de l’amitié, se fonde sur la réconciliation de l’être humain avec son corps, avec sa réalité vivante et les désirs qu’elle engendre.

IM: Dans le cours de l’histoire des relations humaines, on apprend que l’amour est l’expérience de l’autre, et ensuite on est plus ou moins déçu. Parce qu’on est plongé dans une situation de fabrication du un plus un, égal un. Finalement, l’amour est-il, non pas une découverte de l’autre, mais plutôt une expérience du monde? Parce qu’il est entendu au début de la relation que la condition de l’amour se fait par deux individus et que, malgré tout, il reste à travers le trajet deux (sinon trois)?

RV: L’amour est un feu dont l’intensité varie. Il a ses hauts et ses bas. Nous sommes trop enclins à interpréter les moments de basse intensité passionnelle comme les signes d’un déclin inéluctable. Nous sommes induits à penser qu’il ne restera que cendres de nos embrasements. Si nous cessions de nous laisser assujettir à cette perspective de mort qui domine toutes nos actions, nous nous apercevrions que l’amour ne meurt jamais, il change de forme, il renaît sans trêve car il est cet amour de la vie que l’on voit ressurgir tout à coup chez les hommes soumis aux conditions les plus effroyables.

Les causes du désamour tiennent le plus souvent aux mécanismes qui conditionnent notre comportement. Et ces mécanismes sont ceux que le système marchand a imposés à l’être humain en le déshumanisant : l’appropriation, la concurrence, la compétition, l’échange, le pouvoir, le profit, la culpabilité, la peur, le travail manuel et intellectuel séparant l’homme de lui-même. Le couple replié sur soi dépérit parce qu’il échappe plus difficilement à l’emprise de tels mécanismes. Au contraire, le couple - qu’il soit singulier ou pluriel - se vivifie au souffle du monde extérieur, dès l’instant qu’il veille à ce que son propre bonheur s’accroisse en assurant le bonheur des autres. Pourquoi l’amour est-il incompatible avec l’économie ? Parce qu’il est gratuité et générosité, parce qu’il se donne sans se sacrifier. Parce qu’il implique l’affinement de notre animalité, et non ce refoulement où « qui veut faire l’ange fait la bête.»

IM: Peut-on dire, sous certaines conditions bien précises, accompagnées par des expériences bien vécues et comprises, que l’amour peut être la production de la vérité ?

RV: Le véritable amour s’accroît par son authenticité. Le mensonge et la dissimulation instillent en lui la peur, la culpabilité, la méfiance agressive qui le délitent. Sa vérité pratique contient un principe de sincérité et de solidarité, auquel est sensible quiconque refuse la dénaturation de l’homme et de la terre. L’amour que l’on voudrait rejeter dans une discrète clandestinité est en fait une arme contre ce totalitarisme économique qui ose imputer aux citoyens la responsabilité de la ruine sociale, programmée par les mafias financières.

IM: Dans ce monde où l’on vit, il se peut que l’amour soit le gardien de l’universalité de la vérité. (Si on accepte la condition de la question précédente) Est-ce que l’amour est l’acte qui rend vraie la possibilité de la différence qui est la base de cette universalité?

RV: Dès l’instant que l’amour se revendique comme une forme privilégiée de l’amour de la vie, il s’ouvre à la plus grande diversité des comportements et des choix. Sa vérité tolère tout sauf ce qui la tue. La seule vigilance consiste a empêcher que les jeux de vie ne deviennent des jeux pour mourir. Il n’y a pas d’autre perversion que celle qui change l’amour en son contraire : en haine, en mépris, en prédation, en arrogance, en pouvoir, en subornation, en manipulations dictées par les conjurations de la ruse et de la force. Tout est permis de ce qui conforte nos aspirations à vivre plus intensément. Le bonheur est la meilleure dissuasion contre les sollicitations de la barbarie.

IM: Est-ce que vous croyez qu’aimer, c’est penser ? 

RV: Oui, si vous entendez par penser une prise de conscience des pulsions du corps et un dépassement du chaos émotionnel. Non si la pensée est celle de l’esprit qui prétend régner sur le corps et refoule l’animalité qui est en nous au lieu de l’affiner. Ce qui manque le plus à notre époque, c’est la conscience de cette pulsion de vie qui conjugue le bonheur de chacun et le bonheur de tous. Et c’est aussi, inséparablement, la conscience de ce qui l’engorge, l’inverse et le change en réflexe suicidaire.

IM: Dans vos écrits, vous avez très souvent lié la créativité, l’amour et le jeu. Vous avez mentionné que la séparation de ces trois éléments conduit à renforcer les structures du pouvoir.  Voulez-vous nous parler à ce sujet de la jonction de l’amour avec la créativité et le jeu et nous décrire aussi les résultats négatifs qui apparaissent avec la rupture ?

RV: La vie qui ne se recrée pas dépérit, ainsi en va-t-il de l’amour. Le vieux monde nous a imposé les lois de la prédation, de l’appropriation, de la peur. Il nous fait évoluer comme des pions sur un échiquier où la mort mène le jeu. Le travail transforme l’homme et la terre en marchandises. La création, elle, implique la possibilité pour chacun de bâtir sa destinée en élaborant les conditions qui favorisent ses desseins. C’est ce qu’expriment, en d’autres termes dans leur Manifeste, Patrick Chamoiseau et ses amis antillais : « ce qui est important, ce n’est pas le panier de la ménagère, c’est la poésie dont on nous a dépouillés. » L’amour, la création, le don de vie, la jouissance sont les éléments de cette poésie qui, en son sens originel de « poïein », est action. Tant que la poésie de la vie ne triomphera pas, nous végéterons sous l’œil inquisiteur de la barbarie.

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